Il nous échoit, en cette toute fin du XXe siècle, de réparer certaines erreurs récentes en matière urbaine, plus précisément celles du logement de masse des années 1960 et 70, bien connues sous le nom de “grands ensembles”. La question du logement est évidemment première dans la ville et, une mauvaise réponse, à un moment donné, peut entraîner un désastre beaucoup plus grand que son objet même. Cette histoire a fait l’objet d’innombrables recherches et publications. On n’a peut être pas suffisamment insisté sur l’énormité et la force de l’appareil productif mis en place et qui, associat financement, planification technique, raisonnement normatif et qui en faisait fi de toute critique. Des voix cependant s’élevaient, qui prévoyaient l’issue.
Les cités, une volonté d’uniformisation
Ces “cités” qu’elles soient encore dans les lointaines périphéries ou qu’elles aient été entourées, rejointes par l’urbanisation, souffrent de divers maux. La concentration répétitive de l’habitat, le fait de ne pas appartenir à l’histoire de la ville, conduisant dans la plupart des cas, à la perte d’identité, au rejet, même, si certaines de ces cités “vivent bien”. Les maux sociaux d’aujourd’hui, engendrés par un type de développement inégalitaire, précarité, chômage, trouvent là une caisse de résonance et connaissent un effet amplificateur.
Certains de ces grands ensembles sont désertés et on y observe un taux de vacance élevé ce qui, outre la perte de recette correspondante pour le propriétaire, ajoute encore à la tristesse des lieux. Des sommes importantes sont englouties, souvent en pure perte, aussi bien dans les opérations de réhabilitation que dans les actions de soutien social.
La situation est assez sombre et, après toutes ces tentatives de restauration, de mise aux normes des immeubles existants, on peut légitimement se poser la question de leur démolition. Bien évidemment, il n’existe pas de règle générale dans une telle matière. Chaque cas est spécifique et il convient d’agir avec une grande prudence car la démolition de lieux habités, souvent de longue date, crée des traumatismes importants. Le suivi et la concertation permanente sont, ici, indispensables. Au plan théorique, cependant, il me semble que, si l’on veut résoudre complètement la question, la démolition-reconstruction s’impose, tout en sachant qu’il s’agit d’une décision difficile à prendre. Je ne pense pas en effet que ces bâtiments soient remédiables. Ils sont intrinsèquement mauvais et portent la marque indélébile de la façon dont ils ont été conçus et produits. Il ne s’agit pas d’une question seulement morphologique que l’on peut résoudre par un quelconque artifice de décoration. À ce sujet, les expériences faites sont éloquentes et les habitants ne s’y trompent pas. La tare est plus profonde, dans la typologie même et dans la pensée aberrante de vouloir uniformiser tous les individus et de les couper de leur histoire. La solution ne peut être que dans l’éradication complète de ces néfastes principes.
La cité Chantilly, un nouveau quartier
Pour cela, les projets de reconstruction devront prendre le contrepied exact de la situation existante : effacer l’idée même de cité, créer un quartier comme les autres, rattaché à l’histoire de la ville, desservi par des rues communales, donner une adresse à chacun, concevoir des logements personnalisés, si possible tous différents les uns des autres.
Je me suis attaché à atteindre ces objectifs dans deux opérations dont j’ai eu la charge. Dans les deux cas, la décision de démolition était prise avant ma propre intervention. La première, que je ne développerais pas ici, est la cité “Fougères” dans le XXe arrondissement de Paris, à cheval sur le boulevard périphérique, où je suis intervenu en tant qu’architecte coordonnateur. J’en ai tracé le plan d’ensemble et réparti la construction de trois cents logements, en onze immeubles confiés, après concours, à onze architectes différents.
La seconde, détaillée ci-après, concerne la cité “Chantilly” à Saint-Denis.
La taille ici permet de pousser l’expérimentation plus avant. Cent cinquante logements existent, bien situés dans la ville, proches du centre, en bordure d’un parc, proches de belles écoles construites par Lurçat après la guerre. Quelques “barres” de quatre étages tournent le dos au quartier et se trouvent enclavées par deux voies en impasse. Sur le terrain même, les limites sont marquées par une barrière. Tout ceci en fait un lieu à part. De fait, comme les enquêtes sociologiques le montrent, la cité est à la dérive.
Retrouver l’échelle du quartier
Le projet consiste à démolir en trois phases et à reconstruire progressivement cent logements au lieu de cent cinquante, en relogeant sur place 60 % des occupants actuels. Il est mené en concertation permanente avec l’assemblée générale des locataires et les services du logement de la ville de Saint-Denis qui suit l’opération attentivement. Je suis chargé d’une mission complète, du projet urbain à la construction des nouveaux bâtiments.
Trois rues nouvelles sont tracées sur le terrain convergeant vers une placette, appartenant désormais à la voirie de la ville. L’endroit est désenclavé et trois îlots sont ainsi délimités, qui sont traversés à l’intérieur par un espace piétonnier, planté, appartenant aux immeubles riverains. Au lieu de construire cent logements, je propose de construire dix immeubles de dix logements, ce qui donnera son nom à ce projet : 10 x 10. Chaque immeuble aura une adresse sur la rue. Les dix immeubles appartiennent à une typologie commune et disposent de variations permettant de passer d’un étage à trois étages, créant ainsi un épannelage général capable de s’accorder au quartier alentour sur chacun des côtés.
Une première maquette d’ensemble est dressée selon ces principes. Quelques autres règles simples interviennent : éclairer à la lumière naturelle les paliers d’étage, les salles de bains, les sanitaires, disposer de deux ou de trois orientations pour chaque logement. Ces paramètres fondent l’unité typologique de l’ensemble, support de la diversité des architectures composantes.
Je me réserve l’étude d’un des immeubles ; les neuf autres sont tirés au sort et pris en charge par neuf architectes de mon agence. Et nous mettons en place, pendant quelques semaines, un travail d’atelier, chacun élaborant son projet, non pas en concurrence secrète avec celui du voisin (ce qui est le principe des concours à répétition selon lequel s’élabore la ville d’aujourd’hui), mais en coopération et en émulation active.
Les parkings comme liant
Tous ces architectes sont évidemment excellents. Ils ont chacun leur sensibilité, mais aussi les affinités nécessaires pour entreprendre une création en commun. Cette période est très riche. Chacun est auteur de son projet mais tend la main à ceux qui sont autour, il n’y a pas de rivalité. C’est pendant cette phase de travail intense que nous résolvons la difficile question du stationnement des cent vingt voitures nécessaires. Après plusieurs essais infructueux en sous-sol, trop onéreux et ne correspondant pas à l’esprit du projet, la solution des boxes à rez-de-chaussée (qui, par ailleurs, a la préférence des habitants) apparaît. Elle nous sert de régulation générale pour tous les espaces extérieurs et crée de petits volumes intercalaires qui, combinés avec les murs pleins fermant les jardins des logements à rez-de-chaussée, engendre une échelle intermédiaire, un passage entre les volumes des immeubles, permettant de “tenir” l’ensemble.
Tout est ici en commun. Au milieu de l’agence, une grande maquette est confectionnée, à laquelle chacun apporte sa pierre, modifie, perfectionne, modèle de manière que tous les passages soient bons, que le vide qui sépare les constructions, aussi important que le plein des bâtiments, soit parfait, fluide, bien proportionné. Le résultat de ce travail, outre le grand plaisir qu’il a procuré à chacun, est assez saisissant ; l’unité du tout est effectivement obtenue à partir de la diversité des parties. Nulle répétition ici. Il n’existe pas deux logements semblables, au même titre que chaque individu est unique et comme tel digne de considération, cette considération qui était -hélas !- cruellement absente des grands ensembles.
La maquette et les dessins sont régulièrement montrés aux habitants qui, au début, ne veulent pas y croire et qui, peu à peu, s’approprient le projet. Un climat d’adhésion se développe auprès de tous ceux qui suivent ce travail. Aujourd’hui, à la fin de l’année 1999, les dessins d’exécution sont terminés, la consultation des entreprises effectuée et les marchés de travaux signés. Les financements publics sont promis. Cette utopie va devenir une réalité. On se prend à rêver. À l’occasion de maints projets, pourraient être montés des ateliers éphémères de recherche et de réalisation, où seraient engagés des dizaines de jeunes architectes s’exprimant librement. Au lieu de quoi, ils sont au chômage ou s’épuisent dans la confection de dossiers de candidatures pour des concours à l’issue incertaine. Non seulement on brise les talents dans des rivalités stériles, mais, plus durablement encore, l’unité de la ville, pourtant si nécessaire dans sa diversité.
Pierre RIBOULET
architecte